Frapper les pauvres, le nouveau roman de Jean-Paul Delahaye
Interview de l'auteur
Dans son roman Frapper les pauvres, sorti en août 2025, Jean-Paul Delahaye met en scène la rencontre entre deux mondes : le lycée professionnel de Croizat à Clichy et le prestigieux lycée Clovis de Paris centre. Brandon et Dylan, deux jeunes du 9.3 repérés pour leurs capacités scolaires, ont l’opportunité de poursuivre leur parcours à « Clo ». Ils y découvrent le monde des enfants de milieux plus favorisés, des cours particuliers et des moulures au plafond. Pendant ce temps, leurs amis restés en banlieue voient leurs heures de cours supprimées à la pelle, sans remplacement. De cette injustice criante naît un désir d’engagement, des rencontres mouvementées le samedi après-midi, des doléances au ton de slam et une révolte haute en couleur.
Jean-Paul Delahaye, pourquoi avoir choisi de faire parler des lycéens dans votre roman ? Que représente cet âge-là au regard des sujets que vous vouliez aborder ?
Dans mon rapport sur la grande pauvreté, sorti en 2015, je fais essentiellement témoigner des adultes : du personnel de l’Éducation nationale, des chefs d’établissements, directeurs d’école, universitaires, scientifiques, parents d’élèves… Le rapport met en lumière les difficultés d’apprendre sereinement lorsqu’on est mal logé, mal nourri, mal soigné, que ses parents sont au chômage, dans la précarité…
Le roman traite des mêmes thématiques, vues par les jeunes eux-mêmes. Dans des propos très courts que j’appelle les « brèves d’en-dessous », ce sont eux qui s’expriment sur leur situation au quotidien, leur condition sociale mais aussi leur condition d’élève. C’était une façon pour moi de montrer ces difficultés sociales et scolaires à hauteur d’adolescent. J’avais assez de matériau accumulé tout au long de mon expérience personnelle pour nourrir ces deux éléments : les difficultés sociales et scolaires.
L’école est le décor de l’intrigue. C’est là que les personnages se rencontrent et s’épanouissent. C’est elle aussi qui cristallise toutes les tensions, en mettant en lumière les inégalités de traitement entre des lycéens de Clichy et de Paris centre. Quel rôle peut-elle jouer aujourd’hui pour lutter contre les inégalités, alors qu’elle en est devenue le vecteur ?
Il y a forcément une limite à l’action de l’école. On la touche du doigt dans mon roman : l’école a peu de leviers sur les conditions économiques et sociales des familles. Elle n’est pas responsable de ce que Jérôme Fourquet appelle la « sécession des riches ». Ça ne veut pas dire pour autant qu’elle n’a pas de responsabilité.
Tout le propos de mon roman, c’est de montrer que l’Éducation nationale a une responsabilité importante en ne traitant pas de la même manière les élèves sur l’ensemble du territoire. En Seine-Saint-Denis, une fédération de parents d’élèves a démontré qu’un élève qui fait sa scolarité du CP à la terminale dans le département perd l’équivalent d’une année scolaire pour cause d’heures d’enseignement non assurées. C’est totalement insupportable. Et on voit bien, dans l’Histoire, comme les élèves du lycée professionnel Croizat en ont assez de ce traitement inégal qu’on leur inflige. Vous remarquerez d’ailleurs que le roman refuse le terme d’égalité des chances, et lui préfère celui d’égalité des droits.
Dans votre livre, on découvre aux côtés des protagonistes les joies de l’engagement comme les désillusions qu’il peut procurer. Diriez-vous que votre récit porte un message d’espoir ? Ou qu’il est plutôt pessimiste ?
Il y a les deux versants. Le versant optimiste, c’est que les jeunes ne s’habituent pas à la différence de traitement qui leur est infligée. Alors que les parents d’élèves ou les professeurs peuvent être désabusés, les jeunes ont une fraîcheur qui fait que l’injustice leur est insupportable, et je trouve ça plutôt sain. Ils s’engagent, ils se révoltent, avec le souci de ne pas être dans la violence. Il peut y avoir une note plus pessimiste, sur le relatif succès des actions engagées.
Le livre porte en lui d’autres messages, notamment un hommage à la culture. Dans les deux lycées, les élèves découvrent de grands textes qui nourrissent leur engagement : Victor Hugo, Orwell, Baudelaire, Jaurès, Ferrat… Le message, c’est que les jeunes ont besoin de repères, de références. Et lorsqu’on leur partage ces références, ils trouvent leur situation anormale. Et c’est peut-être parce qu’on ne veut pas que les élèves de lycée professionnel deviennent des citoyens qui pensent et qui se révoltent devant l’injustice, qu’on leur a supprimé des dizaines d’heures d’enseignement général ces dernières années.
Pourquoi tant de références à des luttes historiques comme celle de la Révolution, de la Commune, des Gilets jaunes, avec l’objet des cahiers de doléances que vous utilisez et transformez ?
Avant les grandes luttes sociales, quand les privilégiés sont totalement inconscients des difficultés rencontrées par les milieux populaires, l’inconscience les pousse à ne pas voir les gouttes d’eau qui font déborder le vase. Et dans cette histoire, la goutte d’eau, c’est le côté insupportable des heures de cours qui ne sont pas remplacées dans les lycées de banlieue.
Évidemment, la révolte que je raconte n’a rien à voir avec les grandes luttes passées, mais elle raconte effectivement ce point de bascule où l’on dit : ce n’est plus possible.
Qu’espérez-vous de ce livre ? Pourquoi l’avez-vous écrit et que voudriez-vous qu’il fasse naître ?
Ce roman peut être lu comme une fable ou une utopie. Mais il met le doigt sur les difficultés sociales et scolaires d’une partie de la jeunesse dont on parle peu. Systématiquement, les jeunes des lycées professionnels et leurs enseignants, qui font un travail remarquable, sont oubliés. Vous pouvez supprimer des dizaines d’heures d’enseignement général en lycée professionnel, et à part la grande colère des personnes concernées, il ne se passe rien dans le reste du pays. Alors que les médias s’insurgent et les gouvernements reculent s’il s’agit du lycée général. Pourquoi ? Parce que les enfants des hommes et femmes politiques, les enfants des journalistes ne sont pas en lycée pro.
J’ai voulu mettre en plein jour la profonde injustice qui leur est faite en ne les traitant pas avec la même dignité que dans les autres formations. Et j’ai voulu faire porter par des jeunes eux-mêmes ces injustices sociales et scolaires. On ne mesure pas ce que ces humiliations répétées, ces échecs, ces difficultés sociales et scolaires, peuvent avoir comme conséquences dans la vie des gens. Ça ne s’oublie pas. Et d’une certaine manière, mon personnage Dylan, c’est un peu moi 60 ans plus tard. J’ai été un de ces jeunes et j’ai toujours cette colère en moi.
Le roman Frapper les pauvres de Jean-Paul Delahaye est disponible en librairie ou sur le site des Éditions de la Librairie du Labyrinthe.
article posté le : 08/09/2025